Bastien Fournier et Christophe Gaillard, aux Éditions de l'Aire
Deux de nos collègues ont publié récemment aux Éditions de l'Aire.
Bastien Fournier propose aux lecteurs La Cagoule et Christophe Gaillard Chienne de vie magnifique.
Retrouvez ci-dessous un extrait de chacun de ces textes.
Bonne lecture !
Bastien Fournier, La Cagoule, Éditions de l'Aire, 2018
Jean-Pierre Gaudin abaissa son fusil. Tout se mit à tourner.
Il s'effondra sur ses jambes et s'affaissa dans l'humus. Ses paupières tombèrent. Jean-Pierre Gaudin respira les odeurs : feuilles de chênes en décomposition, sécrétions, sur elles, des escargots, des insectes et des vers, glands, bois, mousses, champignons. Le froid pénétrait son corps. Cependant il avait rouvert les yeux ; il scruta des racines, suivit leur cours, vit un tronc, eut conscience qu'il était à terre. Il prit appui sur son arme, s’agenouilla, posa un pied, le second, se hissa à la force des bras jusqu'en station verticale. Un éclair, au loin, fondit au sommet d’une montagne. Seconde déflagration, cette fois dans sa cuisse : une crampe. La bouche de Jean-Pierre Gaudin se tordit, un poing se contracta sur la crosse de son arme. Il attendit. La douleur s’estompa au moment où la pluie s’abattit. Il récupéra son sac, sa proie, ses jumelles, sa mignonnette d'eau-de-vie et se mit en marche. L’orage redoublait. Sur le sentier l'eau s’assemblait en torrent. Il frotta ses joues hérissées d'une courte barbe, rêche et drue.
Il avançait sur les irrégularités de la pente. Manquait glisser, glissait parfois dans une flaque de boue. Buissons et branches bruissaient à son passage. Une pointe agaçait sa poitrine. Il tâta sa poche : vide ; et la lune, cachée par un nuage qui se dévidait sur lui, avait cessé de l'éclairer. Le marcassin qui pendait à son épaule gauche lui fit mal. Il souleva le cadavre par la cordelette nouée à ses pattes, le lâcha. L'animal tomba au sol. Sans le trou qu’il avait au flanc on eût dit qu’il dormait. Cris, feulements et piaillements quand Jean-Pierre Gaudin s’éloigna : les charognards formaient un cercle, au sol, dans les airs une ronde, et entamaient, à commencer par les forts, la victime qu'il avait braconnée.
Dans le noir sonna le hurlement d’une laie.
Jean-Pierre Gaudin poursuivit sa montée, pénible, douloureuse, à même la pente plongée dans la nuit. Les arbres s'espacèrent et le terrain s'aplanit : une route. Courbé en deux, paumes des mains appuyées aux rotules, il reprit son souffle et laissa au coeur le temps d'apaiser son rythme. Puis se dressa. L’astre réapparut dans sa plénitude impeccable.
Il n'y avait pas âme qui vive ni trace d'aucune présence humaine, à l'exception d'une Citroën feux éteints sur une place d’évitement. Il s'approcha. La pluie s'était engouffrée par une portière ouverte. Le faisceau de sa lampe, balayant à l’entour, ne découvrit que pierre, fougère, caillasse et branchages. Il pensa héler ; pourtant se tut et se remit en marche. Les lieux furent familiers : le creux d'un arbre, la trajectoire d'un cours d’eau, la silhouette, bientôt, de son pick-up de marque Suzuki à quatre roues motrices.
Il jeta besace et arme dans l’habitacle et s'installa sur le siège du conducteur. Nouvelle pointe de douleur : il prit dans le vide-poche un cachet, trouva une bouteille d'eau dans la boîte à gants, fut soulagé. Il planta la clef dans la serrure. Les phares s'allumèrent en même temps que la soufflerie et l’autoradio. Il abaissa la manette du frein et pressa la pédale d'embrayage. Il manoeuvra le volant, fit pivoter les roues et s'engagea sur la piste. Un virage, deux ; la Citroën à nouveau fut face à lui. Il ralentit.
C'est alors qu'il la vit, dans son trench-coat rouge vif et ses escarpins, dont l'un tenait au pied tandis que l'autre, à une distance médiocre, gisait sur le côté au milieu de la route.
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Christophe Gaillard, Chienne de vie magnifique, Éditions de l'Aire, 2018
Dans le bus qui la ramenait de l’hôpital, la concierge crut vivre un cauchemar comme ceux qu’elle voyait dans les films à la télévision. Elle était sortie bouleversée. Il pleuvait. En une seule nuit nous voilà rentrés dans l'hiver, pensa-t-elle. Un vent glacé lui fendait les lèvres.
Cela ne lui arrivait jamais, ce n’était pas dans son tempérament, au contraire elle luttait de toutes ses forces contre les états d’âme qui n’étaient que relâchement de la volonté, pitrerie sentimentale, faiblesse de caractère. Elle ne se disait pas ces mots bien sûr, cependant elle tomba dans une étrange mélancolie qu’elle voulut garder un moment pour elle, silencieusement la comprendre, l’approfondir dans une espèce de recueillement profane. Mais elle fut bientôt entourée d’une bande d'étudiants tapageurs, sans aucun égard pour les autres usagers, habillés dans des accoutrements trop amples qui empestaient la vinasse et la fumée. Ils avaient célébré avec un peu d’avance les « saturnales », la fête des « deuxième année de médecine, des carabins et des carabines », comme ils le chantaient eux-mêmes au son d’une guitare, et prolongeaient leur nuit blanche en venant infliger au monde l’insolence de leur jeunesse. Il mimaient au-delà de toute licence les pires débauches, lançaient des criaillements de pintades, lâchaient des vents sonores qui les faisaient s’esclaffer sans gêne, s'embrassaient de façon provocante, garçons et filles indifféremment ; mais leurs baisers bruyants, presque gloutons, dégageaient cette tristesse d'âme qu'expriment les alcooliques lorsqu'ils traînent à plusieurs autour des gares. Ils n'ont pas soif, relèvent parfois la tête, finissent leur verre et regardent partir les autres en se consolant de connaître par cœur l'horaire des trains qu'ils ne prendront jamais. Ils étaient sans désir, sans frivolité même.
Celui qui semblait mener la bande était encore coiffé d’un chapeau à grelots et s’égayait à le secouer devant chaque passager en vociférant : Parisien, tête de chien ! Une autre, aussi jeunette qu’une collégienne, s’était affublée de lorgnons comme un vieux médecin sévère et portait une blouse blanche entrouverte sous laquelle s’apercevait le costume moulant d’une Faucheuse. Elle marchait en dansant, à la manière des Andalouses, le torse cambré, la tête haute, et lançait des œillades aux passagers subjugués qui baissaient aussitôt les yeux au feu de ses prunelles fauves. Ses cheveux bruns ondulés lui tombaient négligemment sur les épaules et balayaient son visage marqué par une nuit sans sommeil. Une broche de nacre lui pendait sur la nuque en accrochant les restes d’un chignon défait. Le squelette dont elle s’était revêtue révélait des formes qui disaient sa fierté et réjouissaient plus d’un voyageur. Elle était superbe, et le savait avec effronterie. Madame Berset allait jusqu’à juger belle cette arrogance de la jeunesse. Elle trouva certes ce déguisement macabre et son attitude un peu scabreuse, mais l’étudiante lui parut extraordinairement vive, gracieuse, ravissante jusqu’au moment où elle s’approcha de son siège en virevoltant et lui exhiba droit dans les yeux un sablier qu’elle retourna avec un sourire sans concession.